Jean Lorrain ~ Colombine sauvée, 1917

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PREMIER TABLEAU


La chambre de COLOMBINE. Intérieur aisé, rustique, plafond à solives apparentes, armoire de chêne sculptée, lit à baldaquin drapé de soie cramoisie. Au milieu de la chambre, une grande table encombrée de bouquets de fiancés tous de roses blanches et fleurs d’oranger ; dans un pot de grès flamand, une grande gerbe de lys. Une large fenêtre à vitraux octogones et à demi-ouverte sur la campagne : on aperçoit une vallée ensoleillée, le clocher d’un village et des collines boisées.

Au lever du rideau, COLOMBINE, assise sur une chaise, sommeille, appuyée sur la table, le visage appuyé sur ses bras nus. Un rayon de soleil glisse par la porte entr’ouverte.

La chaleur et l’odeur des bouquets l’ont engourdie. Elle est toute de blanc vêtue, robe courte et corsage décolleté, une rose blanche dans les cheveux.

La fenêtre du fond, entrebâillée, s’ouvre lentement, toute grande, comme poussée par une main invisible ; grimpé sur une échelle, on aperçoit un Arlequin, un arlequin mauve et noir pailleté d’argent, masqué de noir, portant une guitare en sautoir. Il se penche curieusement dans la chambre, aperçoit COLOMBINE, et le doigt sur la bouche, il se penche en arrière comme faisant signe à un invisible compagnon, puis il enjambe la fenêtre, s’asseoit, jambes pendantes dans la chambre, et accorde sa guitare. Un autre Arlequin pareil au premier, apparaît à mi-corps sur l’échelle, il accorde aussi sa guitare. Musique endiablée et corruptrice parlant de galanteries et de fêtes inconnues dans des parcs lointains hantés de belles dames et peuplés de statues ; aubade de séduction invitant COLOMBINE à l’embarquement pour Cythère… ou ailleurs.

Pendant toute l’aubade, COLOMBINE ensommeillée s’agite comme oppressée ; elle porte la main à son front, fait le geste de repousser quelqu’un avec le bras, mais malgré elle, ses pieds frétillent en cadence.

Les Arlequins qui l’observent manifestent leur contentement. Tout à coup, on gratte à la porte ; le doigt sur la bouche, les Arlequins pincent un dernier accord, l’un enjambe la fenêtre, la referme à demi, l’autre redescend l’échelle et le premier le suit – et l’échelle disparaît. La scène reste vide.

On refrappe plus fort à la porte. COLOMBINE s’éveille lentement en s’étirant : quel cauchemar affreux ; elle est tout étourdie. Elle se lève et fait quelques pas en avant ; en portant la main à son front, elle rencontre la rose qui est dans ses cheveux : c’est cette fleur qui l’aura entêtée !    Elle la retire et la jette loin d’elle.

On refrappe une troisième fois et plus fort. COLOMBINE entend et court précipitamment ouvrir ; entre Madame Cassandre, la mère de COLOMBINE, et TRIVELIN, le cordonnier du village. Il apporte les souliers de COLOMBINE pour la noce du lendemain. COLOMBINE fait la révérence et pirouette ; Mme CASSANDRE avec de grands gestes, demande à COLOMBINE pourquoi elle n’ouvrait pas ; COLOMBINE explique qu’elle s’était endormie. Indignation de Mme CASSANDRE : « Dormir la veille de ses noces et la tête dans les fleurs ! Ce n’est pas étonnant qu’elle ne s’éveillait pas ; elle aurait pu mourir. » Mme CASSANDRE prend tous les bouquets et les emporte, sauf le vase de lys, cependant COLOMBINE s’est assise, et TRIVELIN, à genoux devant elle, lui essaye ses souliers de bal. Mme CASSANDRE rentre et demande à sa fille si elle est contente.

COLOMBINE se lève et marche à petits pas, en regardant ses souliers. Danse. Pas seul.

TRIVELIN et Mme CASSANDRE la contemplent tout ébaubis.

A un moment de la danse, on entend une réminiscence de l’aubade des Arlequins. COLOMBINE s’arrête toute triste ; elle n’est plus à ses souliers, à son prochain mariage : elle est là-bas, ailleurs dans les parcs enchantés des Cythères lointaines ; et comme Mme CASSANDRE et TRIVELIN lui demandent quelle mouche la pique et comme TRIVELIN insiste, elle retire ses souliers et les lui jette au nez !

Mme CASSANDRE n’en croit pas ses yeux ; sa fille est devenue folle ; elle calme TRIVELIN qui ramasse les souliers et les pose sur la table, le congédie et s’avance, les bras croisés, pour sermonner sa fille qui l’attend, assise en battant du pied. A ce moment, musique joyeuse dans l’escalier. Mme CASSANDRE se précipite vers la porte.

Entrée des jeunes filles du village, compagnes de COLOMBINE, toutes en blanc, apportant des bouquets et escortant la coffrée de la mariée, la robe de noce et le voile portés par deux gars à la veste et au chapeau enrubannés. Les jeunes filles accueillies avec force démonstrations par Mme CASSANDRE, qui leur montre COLOMBINE s’obstinant à bouder, s’approchent curieusement de la table ; la coffrée est déposée aux pieds de la maussade qui, devant les bouquets et les mains tendues, se met à sourire en se levant, va à tour de rôle embrasser ses compagnes et donner la main aux porteurs de la coffrée.

Mme CASSANDRE, ravie, va chercher une bouteille dans l’armoire et emmène boire les deux paysans ; sous la fenêtre, des vivats éclatent.

C’est PIERROT le fiancé, avec les gars du pays qui demande à entrer (les gars en blanc) ; une des jeunes filles se détache du groupe et va à la fenêtre faire signe qu’ils rentreront quand COLOMBINE sera habillée.

Les jeunes filles entourent COLOMBINE, la déshabillent et l’habillent en dansant, lui épinglant tour à tour la couronne et le voile, deux des jeunes filles suivent tous les pas de COLOMBINE, en tenant devant elle un miroir.

Au plus fort de la danse et de la joie de COLOMBINE, le motif des Arlequins éclate en réminiscence. Tristesse de COLOMBINE qui, de nouveau, s’arrête, traîne ses pas mélancoliques et écartant ses compagnes empressées autour d’elle, va douloureusement s’asseoir. Les jeunes filles n’y comprennent rien.

A ce moment, les vivats de PIERROT et de ses amis recommencent sous la fenêtre ; une des jeunes filles prend sur elle de leur faire signe de monter, tandis qu’une autre va recevoir à la porte Mme CASSANDRE qui vient d’entrer.

Consternation de la bonne femme qui revenait justement avec le médecin, lequel lève les bras au ciel et va tâter le pouls de COLOMBINE. COLOMBINE, inerte, le laisse faire sans lui répondre, d’ailleurs. A ce moment, rentre, avec de joyeux hourras, PIERROT, fiancé de COLOMBINE, brandissant un immense bouquet blanc et suivi de tous les gars du pays, dont quelques-uns en pierrot comme lui ; tous ont aussi des bouquets.

Croyant COLOMBINE malade, PIERROT se précipite vers elle ; les jeunes compagnes de COLOMBINE tentent en vain de lui expliquer… Il ne veut rien entendre et, faisant pirouetter le docteur qui prend le ciel à témoin qu’on le malmène, se jette aux pieds de sa bien-aimée, appuie son oreille sur son coeur. « Elle a donc du bobo, la petite chérie ? » Il lui baise les mains et lui fait respirer son bouquet.

COLOMBINE sourit, pose la main sur la tête de PIERROT, lui fait signe qu’elle est guérie ; PIERROT tire alors de sa blouse un écrin et l’ouvre sur les genoux de COLOMBINE : ce sont des boucles d’oreilles endiamantées et des jarretières à boucles brillantes. COLOMBINE les admire et tend à PIERROT ses oreilles, d’abord, où il accroche les brillants, puis ses  jambes sur lesquelles PIERROT, en retroussant un peu la robe, boucle les jarretières. Mme CASSANDRE, aux anges, les montre du doigt au docteur abasourdi. COLOMBINE s’est levée et PIERROT, la tenant enlacée, fait le tour de la scène, montrant à tous qu’elle est guérie.

Cependant, la nuit est venue et on allume les flambeaux.

Entrée des ménétriers. En signe de joie, PIERROT danse avec COLOMBINE.

Pas de deux, terminé par un baiser pris et rendu, auquel prennent part les compagnes de COLOMBINE et les amis de PIERROT.

Musique grave : c’est précédée de torches allumées ; l’entrée de CASSANDRE, père de COLOMBINE, accompagné du tabellion.

On va signer le contrat de mariage.

La mère CASSANDRE, avec révérences, prépare la table, les flambeaux, l’encrier, etc., etc. Les danses ont cessé.

PIERROT serre la main de son beau-père, du tabellion. Celui-ci s’installe et prend le contrat pour le lire. PIERROT s’empare de la main de sa femme pour la conduire à la table.

Le motif des Arlequins se fait entendre de nouveau : COLOMBINE pâlit, se renverse, chancelle quelques pas et s’évanouit.

Tumulte : les flambeaux s’éteignent. La mère CASSANDRE et PIERROT font évacuer la salle. CASSANDRE reconduit avec de grands saluts le tabellion. COLOMBINE a été portée sur le fauteuil, près de la table ; quelques jeunes filles l’entourent, puis elles se retirent discrètement.

PIERROT , CASSANDRE, Mme CASSANDRE et le médecin restent seuls auprès de COLOMBINE. Il ne reste que deux flambeaux allumés.

La lune s’est levée ; un rayon tombe sur COLOMBINE évanouie. Les soins de PIERROT et du médecin la rappellent à elle : elle s’éveille comme d’un cauchemar, mais à leur vue, elle entre comme en fureur, les bouscule avec de grands gestes, les repousse, leur jette les bouquets à la tête et Mme CASSANDRE les congédie avec de grands « hélas ! » Décidément sa fille est folle : tout cela est de sa faute, sa fille est trop gâtée.

Une fois qu’ils sont partis, Mme CASSANDRE revient auprès de sa fille ; mais aux premiers mots qu’elle essaye de lui dire, celle-ci arrache son voile de mariée, sa couronne, son bouquet et les lui jette si violemment à la tête que Mme CASSANDRE sort à reculons en faisant de grands bras et toute abasourdie. COLOMBINE, qui l’a suivie, ferme violemment la porte, met le verrou et vient brusquement s’asseoir près de la table, puis elle se relève, va ouvrir la fenêtre toute grande, respire bruyamment l’air de la nuit, enfin, comme agitée, revenant sur le bord de la scène, elle heurte du pied son voile, sa couronne, et son bouquet tout flétris ; elle les ramasse, les contemple tristement et va s’accouder à la table, – assise à la même place qu’au commencement du tableau.

Elle écrase du doigt une larme furtive et songe. Au loin la musique des Arlequins chantonne en sourdine. COLOMBINE l’écoute, le regard ailleurs, la tête renversée sous la lune – et s’endort… Minuit tinte lentement, très lentement, à l’église du village.

Au premier coup de minuit, une forme ailée vêtue de bleu métallique et coiffée d’une tête d’hirondelle surgit par la fenêtre et vient se poser, dans un reflet de lumière, devant COLOMBINE endormie ; au second coup de minuit, une seconde forme jaillit de même, et ainsi de suite, si bien qu’à minuit sonné, douze fées lunaires, les douze coups de minuit, sont là soudainement animées, rangées en cercle autour de Colombine.

Sur le motif devenu fantastique, tout de harpes et de flûtes de l’aubade des Arlequins, elles exécutent une danse très lente, toute en poses et en attitudes autour de la jeune fille endormie.
Un rond de lumière bleue les suit….

Durant leur danse, COLOMBINE s’éveille lentement. Les yeux fixes, comme une somnambule, elle se lève.

Rangées, six par six, à sa droite et à sa gauche, elles dansent, les bras tendus vers la fenêtre devenue extraordinairement lumineuse. Attirée vers cette lueur, COLOMBINE se dirige, les bras ouverts, droite sur ses pointes, vers cette fenêtre qui s’ouvre tout à coup jusqu’en bas, comme une porte archi-béante sur l’infini.


FIN DU PREMIER TABLEAU.

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DEUXIÈME TABLEAU


Un endroit vague enveloppé de mouvantes ténèbres. Au milieu de la scène, COLOMBINE endormie ; douze femmes voilées, debout, font cercle autour d’elle. Un rai de lumière tombe sur COLOMBINE.

Minuit sonne. Les douze femmes voilées s’éclairent : ce sont douze Arlequines jaunes et noires, pailletées d’argent. Elles dansent une ronde autour de COLOMBINE qui est vêtue de gaze d’or.

Pendant qu’elles dansent, les ténèbres se dissipent. On est au fond d’un immense parc bleuâtre avec charmilles et terrasses venant mourir sur la scène par un grand escalier ; dans le fond, un grand étang bordé de montagnes escarpées et chimériques rappelant le décor de l’ Embarquement pour Cythère. Sur une des terrasses, à gauche, se profile la colonnade d’un petit temple à l’Amour. Un clair de lune féerique baigne ce parc de rêve : atmosphère lumineuse et bleuâtre. On est dans l’île de Cythère.

COLOMBINE sommeille toujours. Un Arlequin mauve et noir, celui du premier tableau, paraît sur l’escalier ; les Arlequines dansent en l’appelant par des gestes et en lui montrant COLOMBINE endormie. Arlequin accourt en dansant vers COLOMBINE ; les Arlequines se dispersent. Arlequin s’agenouille devant COLOMBINE, la contemple et dépose sur sa bouche un baiser.

Pas de deux avec Arlequin essayant de la séduire.

Après quelques pas de poursuite, COLOMBINE émerveillée par ce qui l’entoure, se laisse atteindre. Arlequin l’amène, doucement enlacée, sur le bord du théâtre et là, emprisonnant sa taille dans une écharpe de soie, lui montre du doigt le petit temple de l’Amour.

COLOMBINE hésite encore, mais sur un signe d’Arlequin, une musique amoureuse et douce s’élève, toute de violes et de flûtes d’amour, le petit temple s’éclaire et sur son piédestal la statue d’Éros s’anime et voilà que, par la droite, processionne lentement, se tenant enlacés, le cortège enrubanné des pèlerins et des pèlerines de l’île.

Costumes de l’ Embarquement de Watteau. Ils traversent lentement la scène, deux par deux, en camail et dominos jonquille bleu-lunaire et violet pâle ; quand les dominos s’entr’ouvrent, on voit que les pèlerines sont des Colombines lilas et jaunes et les pèlerins des Arlequins. Ils gravissent l’escalier qui conduit au temple et se groupent en diverses poses, de degrés en degrés, éclairés par la lune.

COLOMBINE extasiée les regarde et se laisse poser sur les épaules un camail et un domino de pèlerin ; Arlequin lui-même revêt le même costume et prenant la main de COLOMBINE, ils se dirigent tous deux vers le temple de l’Amour.

A ce moment, PIERROT surgit et leur barre le chemin ; il fait des reproches à COLOMBINE qui veut fuir et provoque Arlequin ; celui-ci insulte PIERROT et met l’épée à la main. PIERROT en fait autant. COLOMBINE essaye en vain de les séparer ; des pèlerins l’entourent qui l’empêchent de se jeter entre les combattants : le duel a lieu.

Ils se battent.

PIERROT percé de part en part, tombe mort tout éclaboussé de sang ; le temple de l’Amour s’écroule ; une nuit sombre envahit la scène ; la foule des Arlequins et des Colombines se disperse.

COLOMBINE reste seule, agenouillée près du cadavre de PIERROT… Tandis qu’au-dessus de l’étang bordé de montagnes, fantastique, se lève une énorme lune couleur de sang.


RIDEAU

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TROISIÈME TABLEAU


Un cimetière de village, très gai, très ensoleillé, bordé, au fond, vers la droite, par le chevet de l’église dont les contreforts viennent mourir dans l’herbe. Le fond de la scène est occupé par le mur du cimetière, – dont une partie, écroulée, laisse voir la campagne et d’immenses champs de blé, – mur fuyant à perte de vue, sur le ciel bleu. A gauche, entre deux piliers rongés de mousse, la grille du cimetière. Sur une des tombes, déjà envahie par les herbes et occupant le milieu de là scène, on peut lire : « Ci-gît PIERROT. »

Au lever du rideau la scène est vide. Une femme en haillons, encapuchonnée d’une mante et qui semble se traîner avec peine, paraît dans la brèche du cimetière. Elle passe et disparaît.

Une minute après, elle reparaît à la grille, entre et se dirige en chancelant parmi les tombes : c’est COLOMBINE. Elle se laisse tomber, assise, les mains jointes, sur l’une d’elles ; elle songe, puis, avec un geste de désespoir, elle se lève et va rôdant par le cimetière comme si elle cherchait à lire une inscription.

Elle arrive devant celle de PIERROT, recule comme épouvantée, puis demeure stupide, les mains jointes sous sa mante et la tête baissée.

Le gardien du cimetière, depuis un moment, vaque à travers les tombes, un arrosoir à la main, et    passe auprès d’elle sans la voir. COLOMBINE l’entend, tressaille et allant vers lui, lui demande qui est enterré là. Le jardinier lui explique par signes que c’est un fou qui aimait une dévergondée, une jeune fille perdue, qui a quitté le pays et qui, pour elle, a reçu un coup d’épée là (au coeur), et il s’en va en haussant les épaules.

COLOMBINE s’accroupit, atterrée, sur la tombe de PIERROT ; elle demeure là, quelques moments, immobile, muette, affaissée dans ses haillons. Est-elle donc si changée que le vieux fossoyeur ne l’ait pas reconnue ?

Musique joyeuse. Ce sont les filles et les gars du village qui reviennent de la moisson et passent le long du mur du cimetière en chantant et en dansant presque. Les uns portant des gerbes, les autres couronnées de coquelicots, de nielles, de bluets, ils apparaissent d’abord en buste dans la brèche, puis tout entiers derrière la grille.

COLOMBINE les entend, se soulève et se dirigeant vers le mur du fond, s’appuie contre la brèche. Elle les regarde tristement passer.

Les chants s’éteignent au loin. La campagne demeure vide.

COLOMBINE reste immobile à la même place. Aucun de ceux-là non plus ne l’a reconnue !

Pendant qu’elle songe, les yeux perdus dans la campagne, CASSANDRE et sa femme sortent lentement de l’église. Ils sont vieux, cassés, tous les deux en grand deuil ; ils avancent péniblement. Bras dessus, bras dessous, s’appuyant chacun sur une canne, ils traversent lentement le cimetière.

COLOMBINE , la bouche grande ouverte et les mains jointes, les regarde stupidement passer entre les tombes. Arrivée devant celle de PIERROT, Mme CASSANDRE s’arrête et se baisse pour cueillir une fleur ; dans ce mouvement, son livre de messe lui échappe et c’est CASSANDRE qui le lui ramasse. Il la gronde cependant en brandissant sa canne. Mme CASSANDRE porte alors son mouchoir à ses yeux, et le bonhomme s’excuse et la console ; lui-même écrase avec son doigt une grosse larme qu’il a dans l’oeil.

COLOMBINE , qui a suivi toute cette scène avec un regard d’angoisse, fait un crochet à travers les tombes et les suivant presque pas à pas, les dépasse enfin et vient, en rabattant sa mante sur sa tête, se poster devant eux, à la porte du cimetière, dans l’attitude d’une mendiante.

Arrivé devant elle, CASSANDRE, d’un geste machinal, retire quelque monnaie de son gousset et lui fait l’aumône. Puis il passe. COLOMBINE reste seule.

Eux non plus ne l’ont pas reconnue !

COLOMBINE porte la main à son front avec un grand geste de désespoir, et, trébuchant à travers les tombes et les hautes herbes, vient s’abattre à plat ventre sur la tombe de PIERROT. On voit son dos haleter, secoué par les sanglots.

A ce moment, les deux Arlequins du premier tableau apparaissent sur la crête du mur, tous deux masqués de noir, leur guitare en sautoir et dans l’attitude de leur première apparition : l’un, assis, les jambes pendantes dans l’intérieur du cimetière, l’autre, à mi-corps sur une échelle, ils grattent, sur leur guitare, le motif de leur aubade… mais devenu singulièrement strident et moqueur.

A cette musique, COLOMBINE relève lentement la tête, comme folle, puis, se retournant, elle aperçoit les Arlequins. Elle se lève toute droite. Leur faisant face, le dos tourné au public, elle les regarde avec épouvante. Les Arlequins ôtent leurs masques et sous leurs bicornes ricanent deux têtes grimaçantes. Ils disparaissent derrière le mur, avec de grands éclats de rire.

COLOMBINE , elle, est tombée à la renverse en poussant un grand cri.


RIDEAU


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QUATRIÈME TABLEAU


Même décor qu’au premier tableau. – Chambre de COLOMBINE.

Au lever du rideau Mme CASSANDRE, CASSANDRE et le médecin sont groupés autour du lit de COLOMBINE.

A la porte, que tient entrebâillée une des filles du village, on voit passer le museau blanc de PIERROT.

Il fait grand jour ; le soleil illumine gaiement les vitraux.

Un mouvement se fait dans les rideaux du lit qui s’entr’ouvrent. COLOMBINE apparaît, couchée, la tête appuyée sur le bras de sa mère. Elle se réveille lentement, se lève sur son séant et ouvre de grands yeux étonnés : Où est-elle ? aurait-elle rêvé ?

Elle passe les bras autour du cou de Mme CASSANDRE, l’embrasse, baise les mains de son père qui, tout en essuyant une larme, va ouvrir la fenêtre toute grande et fait signe à PIERROT que COLOMBINE est guérie.

Sauvée ! Sauvée !… et, malgré Mme CASSANDRE, qui lui fait signe de rester dehors, il se précipite vers le lit de COLOMBINE, se jette à genoux, lui dévorant les mains de baisers, tandis que la servante essaie de pousser la porte contre un flot de visiteurs, filles et gars, qui veulent entrer !

Sauvée ! Sauvée !

Mme CASSANDRE fait comprendre à PIERROT qu’il faut laisser COLOMBINE.

Tandis que PIERROT va parlementer à la porte avec les visiteurs pour leur faire  prendre patience, COLOMBINE, aidée par sa mère et par la servante, se lève et passe une matinée à fleurs.

COLOMBINE est conduite auprès de la table. Elle s’installe dans le grand fauteuil et PIERROT, après un signe échangé avec Mme CASSANDRE, laisse pénétrer dans la chambre toutes les jeunes filles amies de COLOMBINE. COLOMBINE reçoit leurs félicitations, leur serre la main : elle n’est plus folle, elle est sauvée, elle est guérie… mais elle leur a fait une fière peur, hier ?…

PIERROT , qui s’est fait remplacer à la porte par une des jeunes filles, s’agenouille devant elle et lui chausse les petits souliers blancs de la veille ; – mais il est repoussé et congédié par Mme CASSANDRE, qui veut qu’on laisse sa fille s’habiller.

COLOMBINE est emmenée, par les jeunes filles, derrière un grand paravent que l’on déploie (paravent qui ne la cache qu’à PIERROT et à ceux qui occupent le fond de la scène et qui laisse les spectateurs témoins de la toilette de COLOMBINE).

Derrière ce paravent, les jeunes filles habillent, coiffent, lacent COLOMBINE en mariée, lui assujettissent son voile et sa couronne en dansant.

Pendant ce petit ballet sur place, PIERROT a ouvert la porte à ses amis, qui viennent tous lui serrer la main et se rangent sur le fond de la scène. PIERROT leur indique du geste que COLOMBINE s’habille là, derrière, et, tout heureux, ne tient pas en place, va de l’un à l’autre, puis, se penchant à la fenêtre, fait signe aux gens du dehors de monter.

Mme CASSANDRE, elle-même, ne se tient plus de joie et voltige sans arrêt à travers l’appartement.

Par la porte grande ouverte, les invités de la noce arrivent : hommes, femmes endimanchées, etc.

La famille CASSANDRE et PIERROT les reçoivent avec force salutations.

Un des amis de PIERROT lui apporte un flot de rubans qu’il pique à sa veste, un gros bouquet et un chapeau enrubanné… Enfin, les ménétriers, armés de leurs violons entrent en jouant et se rangent au fond de la scène.

Le paravent se replie COLOMBINE, en mariée, s’avance au-devant de PIERROT qui la prend par la main et lui fait faire le tour de l’appartement pour la présenter à la société.

Des vivats éclatent ; tous les gars agitent leurs chapeaux ; des coups de fusils pétaradent dehors ; les crins-crins font rage pendant que les cloches de l’église s’ébranlent joyeusement.

Mme CASSANDRE, que les jeunes filles ont coiffée d’une immense capote et enveloppée d’un grand châle, prend le bras de son gendre, tandis que M. CASSANDRE offre le sien à sa fille, tout en mettant ses gants.
   
Les gens de la noce se groupent par couples, derrière eux et le cortège se met en branle… cependant que les cloches multiplient leurs gais carillons.


FIN

Franz Anton Bustelli

Porzellan Manufaktur Nymphenburg
No one has had such an effect on the artistic direction of Porzellan Manufaktur Nymphenburg as Franz Anton Bustelli. The sculptor was employed at Porzellan Manufaktur Nymphenburg on 3 November 1754 as a figure-maker – just shortly after Joseph Jakob Ringler succeeded in making porcelain. Within just a brief period, he became model master at the manufactory and helped it achieve world fame with his elaborate rococo designs. Bustelli remained with Porzellan Manufaktur Nymphenburg until his death in 1763 and, after just nine years, left around 150 new designs. 

His most outstanding figures and services still in production today include the CHINOISERIES, the portrait bust of Count Sigmund von Haimhausen, who was director of the manufactory at the time, as well as his CRUCIFIXION GROUP dating from 1755/56.

This is also the case for the most artistic of Franz Anton Bustelli’s ensembles of figures – the 16 characters of the COMMEDIA DELL’ARTE, which were first mentioned in the manufactory’s records in 1760 and which to this day are still produced according to his designs.

As highly sought after collectors’ pieces, the 16 figures will be reissued in a limited edition to celebrate the manufactory’s 260th anniversary: such contemporary fashion designers as Vivienne Westwood, Christian Lacroix, Emanuel Ungaro, Naoki Takizawa and Elie Saab were invited to “dress” one of the protagonists in the COMMEDIA DELL’ARTE ” in new clothes”.

The Metropolitan Museum of Art

Bustelli modeled sixteen characters from the Italian commedia dell’arte, the lively improvisatory theater that came to life in the sixteenth century. Harlequin was the commedia’s principal character, always dressed in a brightly colored suit of triangular patches. Sometimes he was accompanied by Columbine, who played different roles in the plays. Here Harlequina wears the same patchwork costume as her partner. Although some of Bustelli’s figures were inspired by engravings, they all have a sense of graceful movement that suggests the artist’s firsthand impression of a theatrical performance.

Le Carnaval d’Arlequin

Miró

HARLEQUIN, in modern pantomime, the posturing and acrobatic character who gives his name to the “harlequinade,” attired in mask and parti-coloured and spangled tights, and provided with a sword like a bat, by which, himself invisible, he works wonders. It has generally been assumed that Harlequin was transferred to France from the “Arlecchino” of Italian medieval and Renaissance popular comedy; but Dr Driesen in his Ursprung des Harlekins (Berlin, 1904) shows that this is incorrect. An old French “Harlekin” (Herlekin, Hellequin and other variants) is found in folk-literature as early as 1100; he had already become proverbial as a ragamuffin of a demoniacal appearance and character; in 1262 a number of harlekins appear in a play by Adam de la Halle as the intermediaries of King Hellekin, prince of Fairyland, in courting Morgan le Fay; and it was not till much later that the French Harlekin was transformed into the Italian Arlecchino. In his typical French form down to the time of Gottsched, he was a spirit of the air, deriving thence his invisibility and his characteristically light and aery whirlings. Subsequently he returned from the Italian to the French stage, being imported by Marivaux into light comedy; and his various attributes gradually became amalgamated into the latter form taken in pantomime.  
1911 Encyclopædia Britannica
Picasso
Cézanne

Les Pierrots de Deburau et des frères «Nadar»

Pierrot photographe, 1854
Gaspard-Félix Tournachon (dit Félix Nadar), Adrien Tournachon 
© Musée Carnavalet

« Faisons tous des pantomimes » Emile Zola, Le Naturalisme au théâtre

Les quelques remarques qui suivent sont celles d’un littéraire non spécialiste des questions de la photographie. Mais tout dix-neuviémiste rencontre nécessairement et continuellement, dans ses recherches, la photographie comme concurrente à la littérature (selon Nerval, elle « coupe la description sous le pied » au récit de voyage du touriste), ou comme sa servante et son agent de promotion (via le portrait d’écrivain, ou d’acteur de théâtre). À l’intérieur des textes de fiction, il rencontre aussi perpétuellement la photographie comme réfèrent, comme actant, comme métaphore, comme intertexte, comme modèle ou comme repoussoir. D’où cet essai de commentaire d’une photo, «Pierrot photographe», en témoignage d’un «arrêt sur image», d’une rencontre faite il y a quelque temps à l’occasion d’une exposition à laquelle elle servait de frontispice.

Cette photo fascinante, qui a déjà attiré l’attention de plusieurs commentateurs, et dans laquelle je verrais volontiers une sorte d’«icône» dix-neuviémiste, a été prise à la fin de 1854 par deux frères, photographes débutants et alors associés, juste avant qu’ils ne se brouillent, Félix «Nadar» Tournachon (1820-1910), qui passe à ce moment, moment des tribulations du « Panthéon-Nadar » en 1854, de la caricature à la photographie, et Adrien Tournachon (1825-1903), qui reprend le pseudonyme de son frère et signe la photo «Nadar jeune». Cette photo sert d’enseigne à une série de quinze photographies de Deburau-Pierrot, série destinée à représenter et promouvoir l’atelier Nadar-Tournachon à l’Exposition Universelle de Paris de 1855 (où elle obtint une médaille). Elle représente un acteur, Charles Deburau (1829-1873), qui a repris en 1847 aux Funambules le rôle tenu par son père Jean-Baptiste-Gaspard (1796-1846). Elle représente Deburau dans le rôle de Pierrot, avatar français du Pedrolino italien de la Commedia dell’arte, Pierrot qui mime un photographe en train de prendre une photo, qui mime donc les Tournachon qui prennent la photo du mime. C’est cette cascade d’imitations, ou de ressemblances, ou de reproductions, ou de «représentations» (deux frères, un nom et un pseudonyme, un exemplaire d’une série, un atelier à l’Exposition, un père et un fils, un acteur et un rôle, un rôle et une profession, la pantomime, la photographie) qui rend, probablement, cette photo fascinante.

Bien sûr, si cette photographie m’a «happé», ce n’est pas le fruit du hasard. C’est, d’une part, parce que je m’intéressais au statut, aux crises, aux vicissitudes de la mimésis au milieu du siècle, à un moment où s’installent les nouvelles esthétiques réalistes (Champfleury, Courbet), où se crée le premier journal consacré à la photographie (La Lumière), où prennent place les missions héliographiques (Baldus, Le Gray, Le Secq, Du Camp), et que la pantomime, art de la «mimique» (Mallarmé) qui fleurit aux Funambules, apparaît bien, aussi, comme l’art mimétique par excellence. C’est d’autre part parce que j’essayais de résoudre une petite énigme – qui n’en était probablement une que pour moi – : qu’est-ce qui pousse l’avant-garde littéraire, autour de 1845-1850 (Banville, Janin, Gautier, Champfleury…), à courir aux Funambules aux spectacles des Deburau puis de Legrand, à écrire et vouloir écrire pour la pantomime (Nadar lui-même l’a fait, en composant un «Pierrot ministre» pour Les Funambules en juin 1848), qu’est-ce qu’une «pantomime réaliste» ou «bourgeoise» (Champfleury), comment s’articulent à ce moment les liens entre «fantaisie» et «réalisme» (deux esthétiques étrangement quasi synonymes, pour certains, à l’époque) et qu’est-ce que peut bien vouloir dire «écrire une pantomime», art hors-langage?

Pour situer correctement cette photo, il faudrait, en bonne méthode, la replacer dans sa série, la replacer aussi dans l’ensemble de l’iconosphère du début et du milieu du siècle, et particulièrement vis à vis de certains arts « mixtes » image/littérature ainsi que vis à vis des « arts du silence » : mode des « tableaux vivants » — voir La Curée de Zola – sous le Second Empire, bande dessinée à la Tôppfer, genre de la «tête d’expression» en sculpture, photos de la Salpêtrière, caricature (le premier métier de Nadar), peinture, affiche. La replacer aussi vis à vis de la mode des tableaux de genre représentant des singes-peintres (Chardin, Decamps) et vis à vis du genre du portrait photographique d’acteur (ceux, par exemple, de Frederick Lemaitre et de Sarah Bernardt, pour n’en citer que deux, parmi les plus célèbres, photographiés aussi par Nadar), genre qui a continué et eu au XXe siècle son heure de gloire avec les productions du studio Harcourt, chères au Roland Barthes des Mythologies. Jusqu’à la «pantomime lumineuse» de Reynaud en 1892, dont les projections animées ont lieu, comme par hasard, au musée Grévin, temple de l’art muet et immobile, et qui proposent au public parmi les premiers spectacles projetés une pantomime «Pauvre Pierrot», pantomime lumineuse qui précède de peu le cinéma (muet) des frères Lumière (décembre 1895). Enfin, analyser cette photographie en fonction de la hiérarchie des genres au milieu du XIXe siècle, en fonction surtout du statut attribué à la pantomime, tantôt considérée comme un art grossier, rudimentaire, populaire, une sorte d’enfance de l’art mimétique du théâtre, art à la fois primordial et primaire (Quatremère de Quincy, De l’imitation, 1823), tantôt considérée comme la quintessence de la mimésis, comme art «situé plus près de principes qu’aucun!» (Mallarmé, «Mimique»), comme «épuration» et «quintessence» de la comédie, «l’élément comique pur, dégagé et concentré» (Baudelaire, De l’essence du rire). Tout ceci excède, bien sûr, les limites d’un bref article.

Cette photo est sans doute fascinante à proportion de son ambiguïté. Ambiguïté, d’abord, du personnage de Pierrot. Il est à la fois semblable à la photographie (comme elle il est muet, comme elle il imite, comme elle il est en noir et blanc, comme elle il a vocation à être regardé : cette photographie a donc quelque chose de l’autoportrait d’un couple de photographes dédoublé en Pierrot”) et différent : lunatique, il est du côté de la lune, astre qui «imite» le soleil, pas du soleil (Fhéliographie) ni de ses «adorateurs» (Baudelaire, Salon de 1859). Enfant du siècle, «neigeux roi du mimodrame» , «pâle comme la lune, mystérieux comme le silence, souple et muet comme le serpent, droit et long comme une potence, cet homme artificiel, mû par des ressorts singuliers, auquel nous avait accoutumés le regrettable Deburau» (Baudelaire), le Pierrot milieu de siècle à face et à habit blanc est aussi à contre-siècle. Comme sur cette photographie, il est blanc sur fond noir (l’inverse, aussi, de l’écriture), il « tranche » sur un siècle camaïeu à dominante noire, siècle fuligineux du charbon et de la vapeur, où l’on voit «Les fleuves de charbon monter au firmament», symétrique de la lune qui verse «son pâle enchantement» (Baudelaire, «Paysage»). Pourtant voué à l’imitation du réel, il tranche par l’«unité abstraite» de son masque blafard sur un siècle entré — en peinture, en littérature — dans l’esthétique réaliste de «l’émeute du détail» (Baudelaire). Il tranche donc sur le siècle de l’uniforme redingote noire, siècle que, justement, on ne peut plus regarder qu’à travers la photographie devenue la médiation, la couleur locale et obligatoire du réel. Plaque sensible de son siècle, il est le «négatif» léger (voleur, gourmand, fripon, paresseux) et muet du bourgeois «positif», pesant et sentencieux, machine phonographique vouée à la réitération langagière des clichés. Muet, il est l’antithèse de la littérature bavarde, l’antithèse d’un siècle bruyant, tintamaresque et charivarique abasourdi par la réclame et le puff (Le Tintamarre, Le Grelot, Le Tam-tam, Le Charivari, etc., titres des journaux du temps).
L’ambiguïté de cette photo tient aussi, bien sûr, à son statut d’image. Toute image pose le problème de son origine (qui l’a produite?), de sa référence (que représente-t-elle?), de son statut (est-elle unique?), de sa destination (à qui est-elle adressée, qui en est le propriétaire?). Qui a fait cette photo, Nadar-l’aîné ou Nadar-jeune, Félix ou Adrien? On ne sait trop qui imite qui dans cet art de l’imitation en 1854-1855, lequel a initié l’autre à la photographie, et on aimerait bien pouvoir reconnaître telle ou telle «patte», notamment, pour cette photo, dans le traitement profond des noirs et des blancs, dans la «gravité» et la monumentalité du sujet, dans la mise en page, même si c’est le seul cadet qui signe la série en empruntant son pseudonyme à son aîné (ce sera très bientôt l’objet d’un procès entre les deux frères)? Que représente cette photo, quel est son «sujet», est-ce la photo d’une scène extraite d’une pantomime réellement jouée aux Funambules et intitulée : «Pierrot photographe», ou est-ce une scène inventée pour une photo « posée » en studio ? Est-ce un portrait d’acteur, Deburau (en Pierrot), ou est-ce un portrait de rôle célèbre, Pierrot (représenté ici, entre autres, par Deburau, et le mime Paul Legrand aurait pu faire l’affaire), est-ce un portrait de mime mimant (mais un «bon» mime n’a pas besoin d’accessoire «réel», et il devrait pouvoir se passer d’un «véritable» appareil photographique : un «Pierrot ramant» n’a pas besoin de rames ni de barque), ou est ce une «allégorie», un portrait de la photographie? Quelle est, pour le spectateur qui la regarde, la focalisation de cette photo, où un double regard, celui de l’appareil et celui de Pierrot, fixe le spectateur? Que fait Pierrot-Deburau : prend-il réellement une photo, comme le permettrait le geste de sa main droite qui lève le châssis protecteur de la plaque sensible placée dans l’appareil? Si c’est le cas, s’agit-il d’un autoportrait de Pierrot-Deburau (Pierrot-Deburau est devant un miroir et se photographie lui-même, la photo a été prise par Deburau, pas par les Nadar), ou prend-il une photo de (des) Nadar le photographiant pendant qu’il(s) le(s) photographie(nt) (et il y aurait alors deux photographies symétriques)? Ou ne prend-il aucune photo (et Nadar est seul à prendre une photographie, c’est un autoportrait de Nadar par lui-même et par Pierrot interposé), car il mime l’acte de photographier de Nadar qui est en face de lui, et il n’y a pas de plaque sensible dans l’appareil? On a le sentiment de se trouver en présence d’un tableau relevant du genre hautement auto-référentiel — et souvent ironique – de l’«atelier» en peinture (Vélasquez, Vermeer – où le peintre peignant est aussi «déguisé», comme un acteur -, Courbet et son « atelier-allégorie réelle», Matisse, etc.)- Genre, aussi, fortement autobiographique, qui n’est pas sans danger, car photographier un Pierrot photographe est, pour Nadar (Félix ou Adrien) photographe, se présenter soi-même comme un «pierrot» (un niais, en argot).

Toute image analogique est tissée de langage. La composante sémiotique complexe de cette photographie participe aussi de sa surcharge sémantique, et donc de son ambiguïté : a contrario, dans la mesure où elle représente un mime muet, «fantôme blanc comme une page pas encore écrite» (Mallarmé, «Mimique»), elle renvoie indirectement aux signes du langage, conformément à la chanson populaire qui associe Pierrot à l’écriture («Prête-moi ta plume»). Cette photo, de surcroît, comprend une signature manuscrite, pseudonyme qui «imite» le pseudonyme d’un autre (celui de l’aîné), pseudonyme qui est mis pour un nom propre (Tournachon). Comme photo, elle est icône, objet analogique. Comme photo ouvrant (elle porte le n° 1) la série exposée à l’Exposition de 1855, elle est enseigne d’un atelier de photographie. Et enfin la main gauche de Pierrot-Deburau est à la fois un signe, un déictique (l’index montre l’appareil photographique, un peu comme dans ces tableaux classiques où l’index d’un personnage tourné vers le spectateur du tableau indique le «centre» ou le «héros» ou le «sujet» du tableau), et un signal accompagnant la phrase-insigne signalétique d’une profession, celle du photographe s’adressant à un modèle présent en face de lui («Ne bougeons plus»). On assiste ici à une sorte de scène performative dont les paramètres (le contexte présent, le dire, le faire) sont déphasés : la main gauche de Pierrot montre à quelqu’un qui n’est pas le modèle ce que la main droite fait (fait semblant de faire) sans que la bouche dise.
Mais que disent, réellement, tous ces signes, tout ce bavardage sémiotique dans une image muette représentant un muet qui prend une image muette? Que désigne l’index de Pierrot? De quel indicible cet index est-il – nous ne quittons pas le champ sémiologique – l’indice ou le symptôme? Le côte à côte Pierrot — appareil, l’identité des positions frontales face au spectateur, le double regard, celui de la machine et celui de Pierrot, fixé sur le spectateur, la ressemblance des positions «debout» (les pieds squelettiques visibles de la machine sont les symétriques des jambes cachées de Pierrot), suppose quelque analogie, déjà évoquée, entre la machine et l’acteur (noir et blanc, mutisme, imitation, spectacle à voir). Mais cette analogie apparente cache peut-être un antagonisme entre l’acteur et la machine. Support éphémère de gestes qui s’évanouissent dans l’instant unique de leur représentation sur la scène du théâtre, en rapport immédiat avec son public, l’acteur s’oppose à la photographie, image médiate et différée, qui fixe le monde en clichés reproductibles et multipliables. Pierrot semble ici, surtout si on le compare aux autres photos de la série, mal à l’aise, grave, presque craintif. L’index déictique n’est pas franc, les gestes semblent précautionneux, suspendus, les paupières sont lourdes, presque baissées. Dans cette photo, pas d’anecdote narrative, pas de corps déployé, pas de grimace, pas de bouche fendue jusqu’aux oreilles, pas d’yeux écarquillés. Pour un acteur dont l’art est de «reproduire par tous les moyens possibles, mais principalement par soi-même, avec son propre corps, tous les mouvements visibles par lesquels se manifestent les émotions et les sentiments humains», Pierrot semble ici remarquablement inexpressif. L’homme en mouvement, comme s’il était arrêté par le «ne bougeons plus» du photographe, semble transformé en statue de sel. Le corps est figé, engoncé, perdu, dans les plis rigides et verticaux d’une sorte de suaire. Ce qui se joue ici ce n’est pas une imitation, un rapport d’analogie, voire une mise en abyme (une photographie de photographe), ce n’est pas non plus la manipulation d’une machine servie par un homme, un rapport de hiérarchie, c’est un événement, un passage, un renversement de hiérarchie, un relais. Relais peut-être à fort investissement historique que symbolise un itinéraire biographique personnel : Félix, qui avait déjà en 1852 publié en collaboration avec Banville une série de 12 livraisons de caricatures sous le titre-égide d’une machine optique : La Lanterne magique, est en train d’abandonner l’imitation des corps grimaçants, la grimace dessinée, la caricature, au profit de l’art héliographique (c’est le moment exact où Félix prend son extraordinaire portrait de Nerval, qui va inaugurer une longue série de portraits de littérateurs). Ou relais à portée plus générale, qui se situe «au point névralgique de l’art, de la littérature, et de la politique»: ce que nous dit le geste de Pierrot désignant la machine, c’est quelque chose comme : «Ceci tuera cela». La nouvelle mimésis industrielle va périmer et tuer la vieille mimésis artisanale du théâtre, la machine à produire des images fixes et multipliables va l’emporter sur le corps vivant de l’acteur en situation, en trois dimensions, en mouvement et en représentation, servi par des machinistes (selon le Grand Dictionnaire de Pierre Larousse, à l’entrée : «Funambules (Théâtre des)», le théâtre de Deburau «était le mieux machiné de tous ceux de Paris»), l’art de l’illusion réaliste et sérieuse va supplanter celui de «l’allusion perpétuelle» du jeu du mime (Mallarmé, «Mimique») — et dans allusion il y a, étymologiquement, l’idée de jeu. Bref l’héliographique va éclipser le lunatique, l’image l’imaginaire, la médiation va l’emporter sur Fimmédiateté. Comme pour la destinée emblématique du peintre Pellerin dans L’Éducation sentimentale de Flaubert, l’art doit mourir en noir (le «Pierrot fin de siècle» sera noir), en enseigne, et en photographie. Et comme l’écrivent les Goncourt dans leur Journal, en date du 21 décembre 1856, à propos d’une visite d’un atelier de photographe : «II y a comme une mort dans cet embaumement de la ressemblance ; un funèbre portrait de la vie, toutes ces faces diverses amoncelées et rangées dans des boîtes comme dans une bière […] comme un vestiaire de Morgue». Pierrot, déjà spectre, pétrifié, figé, voit l’indicible et l’irreprésentable, voit la mort, voit sa mort au futur, indique d’un doigt craintif l’entrée de la représentation dans l’ère et le règne de la mort plate. Et le baron Haussmann, avec sa «voirie […] ouragan» (Baudelaire, «Le Cygne») qui rasera en 1862 le théâtre des Funambules, ne sera bientôt que l’un des agents de cette mort annoncée. Le destin de Deburau est bien de finir en objet-fétiche ou objet-souvenir kitsch récupéré et multiplié par l’industrie, «objet à deux sous» dans les bibelots d’une actrice, «un bocal dans lequel un Deburau en verre filé, représenté le serre-tête noir aux tempes, perdait à tout moment l’équilibre, sous le coup de queue indolent d’un gros poisson rouge, éternellement tournoyant» (E. de Goncourt, La Faustin, chap. II).
(Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle)

 

© Philippe Hamon, Pierrot photographe
Romantisme, 1999, n°105. L’imaginaire photographique

Album des figures d’expression du mime Jean-Charles Deburau, 1854

Pierrot plaidant
© Bibliothèque Nationale de France
Pierrot à la corbeille de fruits
© Musée d’Orsay
Pierrot riant
© The Metropolitan Museum of Art
Pierrot écoutant
© Musée d’Orsay
Pierrot surpris
dit “la surprise”
© Musée d’Orsay
Pierrot souffrant
dit “L’Effroi”
© Musée d’Orsay
Pierrot au pot de médecine
© Musée d’Orsay 
Pierrot voleur
© Musée d’Orsay 
Pierrot tenant une pièce de monnaie
© Musée d’Orsay 
Pierrot ouvrant une enveloppe
© Musée d’Orsay 
Pierrot enjambant une porte-fenêtre
© Musée d’Orsay